Philippe GOUTTARD sensei est l’un des plus grands expert Français dans le monde de l’Aïkido. Il enseigne cette discipline avec rigueur et passion en tentant de partager avec ses élèves, partout où il oeuvre, à chaque moment, sa vision de l’Aïkido. Il nous livre aujourd’hui, dans un entretient « sans filtre », son regard sur l’enseignement et la pratique de cette discipline en nous faisant part au passage de son expérience passée sur les tatamis du monde entier.

Par Stéphane ETHEVE


 

1 - Quelles sont les raisons, les circonstances qui t’on ménées à l’Aïkido ? Et aujourd’hui quelles sont tes principales motivations à rester sur les tatamis, à continuer d’enseigner l’Aïkido ?

Je suis arrivé à l’aïkido par le plus grand des hasards. Ayant lu une publicité qui promettait d’être invincible en 11 leçons, je me suis dit pourquoi pas. Mais je me suis trompé d’adresse et lorsque j’ai demandé au monsieur qui m’a accueilli en quoi consistaient ce sport, il m’a répondu qu’il ne savait pas mais qu’un cours d’aïkido commençait avec un expert japonais, Me Tamura. Je suis allé sur le tapis et je ne l’ai plus quitté.

Je crois que tous les pratiquants qui restent sur le tapis sont des personnes qui sont arrivées sans savoir exactement ce qu’est cette discipline.

J’ai toujours aimé ce contact avec les autres. Moi qui était très peureux autrefois, cette pratique m’a donné force et envie de ne jamais abandonner. Et pour ce qui est de l’enseignement, j’adore partager le savoir. Pour moi, rien n’est plus agréable que de voir des élèves devenir aussi forts sinon meilleurs que celui qui enseigne.

 

2 - Ta pratique a changé avec le temps semble-t-il. Peux-tu nous dire ce qu’elle était avant et ce que tu en perçois aujourd’hui ? Comment vis-tu le fait de transmettre une pratique que tu penses juste un jour et plus tard changer d’orientation en toute honnêteté bien évidemment ?

Bien sûr la pratique change constamment. Elle évolue en fonction des Maitres que l’on suit, elle change en fonction des rencontres que l’on fait sur et hors du tapis. Elle se modifie aussi en raison des blessures et des douleurs que la pratique apporte. Au début nous avons un corps fragile pour cette discipline et nous nous renforçons par des exercices qui nous permettent de supporter les différents mouvements proposés. Mais nous n’avons pas en nous « la technique ». Celle-ci arrive avec le temps. En contre partie notre corps devient plus faible moins résistant. Donc la pratique, elle même, change. Il n’y a pas de changement brutal mais plutôt une lente évolution vers ce qui sera notre idéal. Mais le chemin est long et rempli d’incertitudes qui mettent en doute notre réflexion. Pour moi ce sont ces hésitations ces incertitudes qui nous obligent à changer et à évoluer. D’autre part, les élèves sont devenus plus grands, plus forts et avec une compréhension beaucoup plus leste que ce que nous, nous avons ressenti autrefois.

Je pense que tous les enseignants sont honnêtes mais ce qui pour moi est extrêmement important c’est la période où nous sommes élèves et qui va façonner notre avenir, à savoir le travail physique, le travail mental et la notion d’échec et de non reconnaissance. Pour moi l’aïkido est une psychothérapie. On travaille sur le corps et on essaie d’être toujours honnête avec sois même et surtout envers les élèves qui viennent avec une volonté de faire bien.

 

3 - Quelle est ta définition de l’Aïkido ? Quels sont tes espoirs quant à son évolution à plus ou moins long terme ?

Poir moi l’aïkido c’est retrouver dans une situation qui n’est pas naturelle (« la bagarre »), des gestes qui eux doivent être naturels. C’est pourquoi la technique est dans l’attitude et le geste. Ce que nous appelons « shiho nage, kotegeashi , kokyu nage…. » ne sont pas des techniques mais plutôt des moyens de comprendre comment le corps fonctionne.

Et l’évolution de l’aïkido devra suivre celle de l’espèce humaine. Les hommes deviendront plus grands, plus forts plus intelligents et cela développera des moyens différents de ceux d’aujourd’hui. Mon unique objectif est de former des élèves qui donneront envie aux générations futures de venir sur les tapis. Et surtout que dans 50 ans ceux qui regarderont sur des vidéos notre travail ne se moqueront pas de notre pratique.

 

4 - Existe-t-il, vulgairement parlant, un Aïkido pour les «jeunes» et un Aïkido pour les «vieux» ? Comment faire en sorte que chaque génération puisse appréhender une même discipline avec des aspirations différentes?

Pour moi il n’y a pas un aïkido de jeunes et un aïkido de vieux. Notre corps bouge exactement de la même façon. Donc vieux ou jeunes peuvent faire la même chose. La différence c’est sur la vitesse et le résultat attendu. Pour ma part, j’ai pendant des années essayé de projeter très fort avec plus ou moins l’acceptation de Uke mais aujourd’hui je ne le ferai plus. Mon corps refuse de « maltraiter » des jeunes ou des moins expérimentés que moi.

Il est bien évident que lorsqu’on a vingt ans on veut du spectacle de grandes chutes, des mouvements spectaculaires. Et cela me semble tout à fait juste, mais ce n’est qu’une étape vers notre idéal. C’est pourquoi il est très important de pratiquer avec des personnes qui ont un passé et qui pourront aider le plus jeunes à avoir de la réflexion.

5 - Selon toi, et sans être péjoratif, existe-t-il une différence entre pratique féminine et masculine ? Comment vois-tu le devenir de l’Aïkido au féminin ?

Il en est exactement de la même façon entre hommes et femmes. Il n’y a pas pour moi un aïkido pour les uns et un autre aïkido pour les autres. Le fait est que les femmes ont moins de puissance que les hommes. Encore que cela change! Mais du point de vue maitrise corporelle je ne vois pas de différence. Les femmes sont beaucoup plus appliquées que les hommes et si l’évolution les fait devenir aussi puissantes que les hommes peut-être la vision homme/femme disparaitra.

Il y a de plus en plus de jeunes femmes qui enseignent. Cela veut dire que de plus en plus d’hommes suivent cet enseignement. Et c’est très bien comme cela. L’unique bémol que je mettrai c’est lorsque je vois des cours réserver aux femmes. Je n'en comprends pas bien l’intérêt. L’aïkido c’est entrer en contact avec tout le monde et pas mettre du sectarisme. Sur le tapis il n’y a pas de politique, religion et sexe. Nous sommes des partenaires qui font du mieux possible sans savoir ce que l’autre pense ou comment il vit. L’aïkido doit nous ouvrir aux autres sans peur.

 

6 - Peut-on parler d’efficacité en Aïkido ? Que revêt cette notion selon toi ? Pourrais-tu nous préciser ta vision des choses sur ce point particulier et nous expliquer comment tu appréhendes cette notion dans ton enseignement?

Cette notion d’efficacité est un sujet redondant. On pose toujours cette question : « est-ce efficace ? »; « Si un jour on t’attaque dans la rue …. ? »...

La réponse que je donne est celle-ci : efficace pour détruire ou pour construire ? Pour moi seule la construction corporelle et par osmose, construction cérébrale doit motiver la pratique. Nous sommes venus à l’aïkido car il n’y a pas de combats organisés par une fédération. Mais ce combat existe quand nous pratiquons avec un partenaire. C’est un combat pour le bien, pour faire grandir notre partenaire, pour l’aider à se développer. C’est pour cela que l’aïkido est efficace : faire en sorte que notre partenaire, nos élèves deviennent plus forts et plus intelligents que nous.

En aïkido tout est feint. Qu’est ce qu’une bonne attaque? : mettre K.O notre partenaire ? Qu’est ce qu’une belle projection? : détruire les articulations de notre partenaire ?

Je me raccroche à cette image : une bonne technique est un geste qui permet à l’autre de faire un beau mouvement. Une belle projection est un geste qui permet à Uke de réaliser une belle chute et une belle chute c’est ce qui permet à l’autre de ré-attaquer encore mieux. Comment permettre à l’autre de se libérer sans crainte de représailles? Tordre une main que l’on a donné c’est assez simple. La difficulté, c'est de la rendre en meilleure état qu’avant la prise de contact. L’aïkido ne doit pas des êtres faibles qui usent de stragèmes et travaillent sur la douleur pour vaincre. La maîtrise du geste, et par voie de consaquence la maîtrise de soi même, doit être le fil conducteur de la pratique.

L’aïkido devient intéressant quand après une heure passée en compagnie d’un gradé le débutant est devenu lui aussi gradé car il a compris et assimilé les gestes et la façon de bouger du gradé. C’est une transmission osmotique.

Enseigner c’est tout donner aux élèves sans retenue. Les élèves ne sont pas bêtes. Ce sont les enseignants qui n’ont pas la solution. Et c’est pourquoi il est important de laisser les élèves libres d’aller suivre l’enseignement d’un autre professeur et enlever la jalousie, même si c’est très très dur.

J’aime bien dire cette phrase tirée du livre « La cité de la joie » : « Toute chose qui n’est pas partagée est une chose perdue ».

Il faut tout donner quand on est enseignant et sans rien attendre en retour. Et les élèves, eux, en feront quelque chose de meilleur.

 

7 - Quelles autres notions penses-tu qu’il soit important d’enseigner en Aïkido? Quelles sont celles qui te semblent essentielles ?

Pour moi la notion de liberté est très importante. Mais il n’y a pas de liberté sans technique.

Je résumerai ma sensibilité de la manière suivante : « Faites ce que vous voulez, mais faites le bien. Ne trichez pas, ne vous vengez pas et ne dominez pas votre partenaire. Aidez le à devenir meilleur que vous ! »

Je dis aussi souvent cette phrase : « Sur le tapis, je ne veux pas perdre ! Je ne perdrai pas! Je veux seulement que l’autre gagne ! »

Je travaille également beaucoup sur le développement du corps. Pour moi, il faut se forger un corps très fort pour pouvoir accepter ou recevoir la technique erronée d’un pratiquant différent, mais aussi,  pour pouvoir donner confiance à l’autre !

Voilà les notions qui me semblent importante à enseigner en Aïkido.

 

8 - Qu’est-ce que la technique ? Comment analyses-tu le geste en Aïkido ? Autrement dit, quels sont tes critères pour juger de sa qualité ?

La technique, comme je l’ai déjà dit, c’est l’attitude, le geste. C’est comment se comporte le corps. Mais toutes les techniques que l’on fait sur le tapis sont irréalisables ailleurs. La seule chose commune dans ces deux situations sur et hors tapis, c’est notre façon de bouger et de ressentir ce qui se passe autour de nous. Mais l’aïkido enseigne la volonté, le gout de l’effort et le respect de l’autre.

Il y a pour moi un petit bémol à cette harmonie dont on parle tout le temps. Je ne comprends pas pourquoi tous les pratiquants devraient faire, avec tous les partenaires possibles et inimaginables, les mêmes gestes. Il est bien évident qu’un partenaire de deux mètres se comportera différemment d’un pratiquant d’un mètre cinquante. Les deux partenaires devront trouver comment s’adapter à l’autre sans qu’aucun des deux ne soit frustré par la pratique. Mais les gestes seront différents car les morphologies le seront à la base.

La diversité est la loi de l’Homme. Nous sommes tous Hommes, mais tous différents. L'aïkido crée par O Sensei, est l'Aïkido de O Sensei. Lui, était petit et il y a cinquante ans qu’il évoluait. Toutes les activités physiques ont progressé. Mais je ne veux ou ne peux pas dire qu’aujourd’hui c’est mieux. Sans les premiers pratiquants nous n’en serions pas là aujourd’hui.

C’est pourquoi la relève ne se passera bien que si nous donnons un aïkido fort, respectueux et libre. Il n’y a pas de bons ou mauvais aïkido. Il y a des pratiquants qui on donné leur vie à cet art et d’autres un peu moins. L’aïkido est une école de vie. C'est accepter l’inacceptable, accepter de ne plus être. C'est accepter d’être remplacé et de ne pas avoir la reconnaissance attendue. C'est accepter la vie.

Les élèves ont une vision qui leur est propre et qui est juste pour eux. Celle-ci est peut-être incompréhensible pour des pratiquants âgés.

9 - Question quelque peu philosophique maintenant. La pluralité des pratiques exitantes en Aïkido nuit-elle à son unité ou participe t’elle à son universalité telle que souhaitée par Morihei Ueshiba ? Autrement dit, comment un pratiquant peut-il/doit-il concilier diversité des pratiques et progression personnelle ?

L’aïkido est un art et il n’y a pas de frontières à la diversité. C’est comme la musique : il y a le classique, le jazz, le rock, la musique pour enfant.... Mais il n’y a qu’une règle : jouer juste et pour jouer juste, il faut étudier et refaire tous les jours les gammes.

La pluralité est une bonne chose en Aïkido et il faut la laisser libre. Mais encore une fois, sans la justesse de la mélodie, il n’y a pas de plaisir à pratiquer. La pluraité, pour moi, ne nuit donc pas à l’unité de l’Aïkido. Il ne faut cependant pas regarder les défauts mais essayer de découvrir les qualités des autres.

 

10 - Question qui fâche peut-être maintenant. Comment envisage tu ta relève ? Penses-tu que quelqu’un plus tard puisse continuer de partager ta vision de l’Aïkido ?

Pour moi la relève est déjà là. Il faut seulement que les anciens acceptent de laisser la place à de jeunes professeurs qui vont développer un nouvel aïkido avec leurs sensibilités et leurs façon de se mouvoir dans l’espace.

Tout ça me rappelle quand je suis arrivé au collège technique. J’étais jeune aussi bien en maturité qu’en expérience et je ne comprenais pas bien le discours et la façon de bouger des anciens. Je voudrais par ces quelques mots aussi m’excuser du comportement stupide que j’ai du avoir à l’époque.

Il faut toutefois que le niveau de notre art ne régresse pas. C’est pourquoi il faut insister sur un point qui me semble fondamental : il faut s’entrainer durement, s’entrainer durement et savoir suer dans le kimono.

Je pense qu’aujourd’hui il faut rallonger le temps entre chaque grade. Il faudrait également supprimer le brevet fédéral et ne passer le diplôme d’état que lorsqu’on est au minimum 4ème dan. Sinon dans quelques années il y aura plus de professeurs que d’élèves en Aïkido.

Quant à ma vision, cela n’a pas beaucoup d’importance. Pour tous les élèves qui me suivent, j’espère qu’à travers ce que j’ai enseigné, ils trouveront, eux, leur propre voie.

Je me rappelle de maître Yamaguchi. Quand il est mort, tout le monde pensait faire un peu comme lui. Mais aujourd’hui plus personne ne pratique comme lui. Pourquoi ? Parce que la pratique a changé, parce que les élèves ont changé et parce que chaque pratiquant est différent et que sa sensibilité n’appartient qu’à lui.

Donc ma philosophie consiste à donner le meilleur de moi-même. Ensuite, les élèves feront ce qu’ils ressentent, et j’espère bien sans se dire : « est ce que nous faisons ce qu’il aurait aimé ? ». Il faut enlever cette pression.

Je pense souvent à cela : si O’Sensei revenait sur terre, peut-être serait il déçu de ce que nous faisons et aimerais bien la pratique d’un professeur que nous n’aimons pas. Donc il faut faire ce qu’on sait faire et essayer de donner les meilleures chances aux jeunes pratiquants de développer un meilleur aïkido.


Philippe GOUTTARD sensei sera présent à La Réunion du 20 au 30 novembre 2019, en même temps que Mutusuko MINEGISHI sensei, dans le cadre du 1er Meeting de l'Océan Indien organisé par l'Aïkido club de Saint-Pierre.

Pour en savoir plus sur nos invité, cliquez ici


Crédit photo
+262692874871