Tomber enceinte ne veut pas dire s’arrêter de vivre. Pourtant, on imagine aisément qu’il doit y avoir certaines limites à ne pas franchir lorsque l’on continue de s’entrainer en Aïkido.

Françoise, future maman 1er Kyu au moment de sa grossesse, pratiquante à l’Aïkido Club de Saint-Pierre, nous fait part de son expérience.


FRANÇOISE NOËL

Future maman

1er Kyu

 

CHARLOTTE BÉTOULIÈRES

Sage-femme libérale

1er Dan


Dans quel cadre la poursuite de la pratique de de l’Aïkido pendant la grossesse te semble-t-elle possible ?

Françoise : Pendant la grossesse, je pense que l’on doit avant tout prendre soin de soi. Pour ma part le cours d’aïkido a toujours été un temps de développement personnel, de détente et de partage d’une passion avec mes camarades. Il m’est donc impossible de ne pas poursuivre pendant ma grossesse. Je viens au cours dans une dynamique d’entretien du corps (souplesse, respiration, centrage, verticalité, endurance), mais aussi pour mon équilibre moral (concentration, attention interne et externe, soif d’apprendre). Brusquement, on se retrouve complètement centrée sur le hara, le siège de bébé, mon centre… son centre … C’est donc sans surprise que mon état peut être en adéquation avec ma passion.

Comment ta pratique de l’Aïkido évolue-t-elle pendant ta grossesse ?

Françoise : Je dois avouer que le premier trimestre est épuisant. Les nausées matinales, l’envie de dormir plusieurs heures dans la journée, et l’angoisse du risque courant de fausse couche me mettent dans un état émotionnel plus que fragile. Venir au cours devient un réel exercice de motivation. La fatigue arrivant plus vite, je dois, malgré moi, faire un travail que mes professeurs me demandent depuis un moment : travailler plus lentement! Calmer mon engouement et mon dynamisme naturel pour me ménager et en profiter pour conscientiser davantage ma pratique. Quelle épreuve ! Mais cela me permet de mieux pratiquer

Le deuxième trimestre est réputé pour être plus clément, avec un regain d’énergie. Et c’est vrai, je suis plus sereine et en forme. De plus c’est le moment ou mon ventre s’arrondit, et la grossesse devient plus visible. Le dynamisme de retour, j’ai envie de donner plus en intensité, mais ma fougue est tempérée par le changement du schéma corporel. Mes limites évoluant, je dois trouver des aménagements de posture pour pratiquer efficacement et en toute sécurité en tenant compte du volume de mon ventre et du ma-aï. Cela inspire parfois même mes professeurs pour des pistes de réflexion à l’intention de tous les pratiquants. Les contractions et les mouvements de mon bébé s’invitent sur le tatami, mais ils sont tout-à-fait gérables par quelques instants de recentrage et de respiration. Un temps respecté avec plaisir et compréhension de la part de uke. Je reste toujours à l’écoute de mon corps.

A la fin du troisième trimestre et je viens toujours trois fois par semaine pour pratiquer entre 50 à 75 % du cours. Je compense les moments de fatigue par des micro-pauses et une hydratation régulière. J’envisage de préparer le Brevet Fédéral et je mets donc à profit ce temps pour entrer dans une réflexion pédagogique et pour me consacrer davantage aux débutants.

Quels aménagements ont été mis en place au sein du club ?

Françoise : Dès le début du deuxième mois, j’ai annoncé ma grossesse. Mes professeurs, connaissant ma fougue, m’ont fermement demandé de ralentir (mélange de protectorat et de sécurité). Ils ont dès le départ mis un point d’honneur à briefer régulièrement mes partenaires. Malgré quelques appréhensions, ils me font confiance et guident mon adaptation à la pratique. Grâce à des rappels réguliers, ils réorientent le travail spécifiquement afin de ne léser aucun partenaire. Ils me font remarquer que ralentir améliore considérablement ma pratique.

Concernant les pratiquants, j’ai la chance d’avoir beaucoup de gradés dans le club qui me sollicitent spontanément. Ils sont expérimentés et donc maîtrisent le bon déroulement de la technique qui peut être ralentie, adaptée, transformée en fonction de l’énergie que je leur exprime et de ce que dit mon corps. La plupart sont arrivés à s’adapter sans y voir un handicap mais plutôt une occasion de se perfectionner en travaillant plus lentement, en mettant l’accent sur l’entrée des techniques, en travaillant le cardio ou en enchainant les chutes en tant que uke permanent. Du fait d’un bon relais des professeurs, du niveau technique général et de la convivialité du club, le regard des autres pratiquants a vite évolué. Les enseignants continuent à me solliciter en démonstration avec quelques adaptations et selon mes capacités.

Concrètement, comment se traduisent les changements dans ta pratique ?

Françoise : Je privilégie le travaille à trois et j’assiste les débutants. Je choisis également mon positionnement sur le tatami (au bord, dans le coin) pour éviter les dangers venant de derrière. Le travail en suwari waza (à genoux) est très agréable. Le hara et le cœur sont proches du sol pour un équilibre maximum et un moindre effort cardiaque. En ce qui concerne les chutes, dès que j’ai su que j’étais enceinte j’ai arrêté mae ukemi (chutes en avant) au profit d’un taï sabaki. Lorsque le retour à la verticale devient laborieux (à partir de 3 mois), je ne fais plus ushiro ukemi (chutes en arrière). La descente au sol est accompagnée et les immobilisations se font en douceur.

A partir du 6ème mois, je ne suis presque plus uke ou alors juste pour travailler l’entrée, la prise d’angle, afin que mon partenaire ne soit pas trop pénalisé. Finalement c’est un exercice d’attention accrue dicté par mon état, mais c’est une qualité à développer de toute manière : faire attention, à soi, à l’autre, aux autres .

Trouves-tu la pratique de l’Aïkido dangereuse pour une femme enceinte ?

Françoise : Franchement pas dangereuse ! Pratiquant depuis 3 ans, je ne recommande cependant pas de débuter l’aïkido en étant enceinte. Des connaissances de base sont nécessaires pour éviter de se blesser ou de blesser le partenaire. Il faut avoir un minimum de recul sur la pratique pour savoir la vivre comme un plus et pas comme une épreuve. D’ailleurs me voir pratiquer avec le ventre rond se révèle un atout de communication efficace pour démontrer l’accessibilité et l’adaptabilité de notre art à celles et ceux qui veulent le découvrir.

Je retire de nombreux bénéfices de ma pratique et notamment :

  • L’étirement du corps. Le kokyu-ho est tout simplement le meilleur moment du cours. Pas de mal au dos qui tienne !
  • Le renforcement musculaire du bas du corps avec une attention vraiment particulière pour le périnée.
  • Le centrage et la concentration. L’esprit se fixe et cesse de se projeter.

Et que pensent tes médecins de ta décision de poursuivre la pratique de l’Aïkido ?

Françoise : Au niveau gynécologique, pas de suivi particulier. J’ai la chance d’avoir un médecin et une sage-femme dans le club. Je suis infirmière et nous composons à nous trois la commission médicale. Un vrai luxe ! Donc nul besoin de se perdre en explications pour qu’on n’assimile pas Aïkido à un sport violent. Le médecin du club est rassurant et me recommande de continuer à pratiquer en étant à l’écoute afin d’éviter la frustration d’un arrêt brutal qui me mettrai sûrement sous tension. Je sens que l’aïkido me rend plus sereine quant aux capacités de mon corps à vivre l’effort, à allier respiration et concentration pour affronter l’accouchement.

Pour conclure que peux-tu dire sur cette étape de ta vie de pratiquante ?

Françoise : Tout au long de ma grossesse, nombreux ont été ceux qui m’ont conseillé d’arrêter. Je ressentais fortement leur appréhension quant à ma sécurité, et c’est touchant. J’avais un peu peur d’être un poids, mais au contraire, le club en a fait un enrichissement. Bien évidemment, je mets un point d’honneur à changer de partenaire régulièrement pour partager la « lourde charge » que je deviens avec le bidon qui pousse à vue d’œil. Cela est rendu possible par le dynamisme de notre club.

Entre convivialité et réflexion, le caractère exceptionnel de l’évènement est un vrai phénomène qui nous pousse tous à nous remettre en question sur notre capacité à nous adapter, à être à l’écoute. Avec l’équipe pédagogique et les gradés, nous tentons de faire de mes nouveaux besoins, une base de travail pour l’élargir à toute situation de restriction physique qui pourrai se présenter. Nous sommes aujourd’hui labélisés Sport Responsable. Cela me tient à cœur de partager mon expérience afin qu’une grossesse survenant dans un club soit accueillie positivement et soit une source d’inspiration pour les pratiquant(e)s et les professeurs.

A un moment ou les hormones et la fatigue me rendent fragile, il est important, pour moi, de ne pas oublier qui je suis : une femme, une aïkidoka… Etre enceinte n’est pas un handicap. Cependant j’ai besoin d’être soutenue pour bien vivre ma grossesse et ma pratique. J’ai vraiment de la chance car je suis bichonnée. C’est une première pour le club et remercie vivement tous les adhérents pour leur soutien chaleureux et fraternel.

Le mot de la sage-femme

Charlotte: Il paraît évident que la femme enceinte qui poursuit les entraînements d'aïkido va redoubler d'attention aux ressentis corporels. Elle adaptera sa pratique aux nouveaux paramètres. Le professionnel de santé effectuant le suivi mensuel de la grossesse pourra contre-indiquer la pratique de l'aïkido en cas de menace d'accouchement prématuré ou de placenta prævia.

Une pratique de l'aïkido est juste quand elle respecte le corps, notamment dans les limites de la mobilité de la colonne vertébrale et des articulations. Au cours de la grossesse la laxité ligamentaire et le risque d'entorse augmentent. Le bassin osseux bouge (plus fixe en dehors de la grossesse), ce qui peut provoquer des douleurs légères sans gravité. Si la femme enceinte en ressent le besoin elle peut mettre des contentions comme une ceinture pour le bassin, une attelle souple... Il est également préférable de ne pas trop cambrer les lombaires. La présence du koshiita et des attaches du hakama autour du bassin peuvent aider. Les étirements des muscles psoas iliaques et pyramidaux sont intéressants.

Le bébé prend de la place dans le ventre et la femme enceinte se tient plus facilement avec un dos droit. La respiration n’en n’est que meilleure. La grossesse peut donc aider à travailler la verticalité, mais le volume abdominal proéminent est à protéger. Les distances avec le partenaire deviennent naturellement plus aérées. Par contre les déplacements ne peuvent plus être aussi rapprochés afin de ne pas cogner le bébé, ni perturber la verticalité de la mère. Certains mouvements doivent donc être adaptés lors de l’exécution de techniques telles qu’irimi nage, tenchi nage, sokumen irimi nage...  Les étirements permettant l’ouverture de la cage thoracique (kokyu-ho) sont bénéfiques. La position seiza peut être ajustée en augmentant l'écart des genoux dans un premier temps. La future maman peut aussi privilégier tate hiza pour éviter la compression du ventre et garder une posture verticale, plus appropriée à sa situation. 

La grossesse entraine de profonds bouleversements physiologiques qui apportent beaucoup de fatigue. Le corps fabrique un être humain en direct et augmente ses besoins : nourriture, hydratation, oxygène, repos… La femme enceinte est plus vite essoufflée et moins endurante. C'est l'occasion de travailler avec plus de lenteur pour favoriser l'oxygénation, la concentration sur les ressentis et préserver le fœtus. L'utérus peut se contracter, ce qui nécessite une pause pour respirer et calmer le rythme. Une pratique à 3 peut être de mise. La femme enceinte peut refuser de travailler comme uke sur les tsuki.  C'est sa confiance en tori et la lenteur dans le déroulé de la technique qui peuvent lui permettre de pratiquer en confiance. L'aikidoka enceinte reste la meilleure juge pour adapter chaque exercice et imposer son rythme.

Le poids du bébé dans le bassin augmente la pression dans la zone périnéale. Les risques de pressions et de fuites urinaires augmentent. La tonicité du périnée sera améliorée par un bon ancrage dans le tapis lors des efforts (à synchroniser avec l'expiration). Le fœtus se trouve au centre du hara (puis au-dessus), ce qui offre une belle opportunité de conscientiser l'importance cruciale de cette zone dans les déplacements. Les sauts et les chutes ne sont pas confortables et ne sont pas recommandés.

Toute la vigilance travaillée en Aïkido sert à la grossesse et réciproquement : verticalité, posture, respiration, respect du corps, ancrage, distances, étirement, travail musculaire, eutonie (intensité des efforts justes), récupération… 

Françoise a depuis accouché. Après une courte pause, elle a repris l'entrainement. Elle prépare actuellement son premier Dan et s'efforce, pour ce nouveau challenge, de mener dans le même temps sa vie de jeune maman et de pratiquante d'Aïkido. Et ... bébé, le petit Axel, agé aujourd'hui de 14 mois, se porte bien...!